…. en 1914
En avril 1914 Georges CAIN publie dans Le Figaro un long article sur le château de Tourrettes. Après une introduction poétique sur la beauté du site : «On nous avait prévenus, surtout ne manquez d’aller jusqu’à Tourrettes-sur-Loup, là haut dans la montagne. Non seulement le pays est merveilleux – des écroulements de fleurs, des jardins de citronniers et d’orangers, des vallées violettes – mais ce petit village poussiéreux, fossile, possède une très curieuse relique de la première campagne d’Italie.» ; le journaliste se fait historien.
Il rappelle le souvenir de la légendaire campagne où le génie du Général Bonaparte «celle du premier chapitre de la Chartreuse de Parme» éclata face aux armées autrichiennes. Avec emphase, il compare Bonaparte à Alexandre et César. Il évoque les soldats de cette armée : «cette jeune armée, qui venait de passer le pont de Lodi, entrait dans Milan ; les soldats riaient et chantaient toute la journée. Ils avaient moins de 25 ans et leur général âgé de 27 ans passait pour le plus vieux.» Mais de nombreux hommes avaient été blessés ou souffraient de maladies contractées pendant cette campagne durant laquelle ils avaient connus beaucoup de privations. Aussi des hôpitaux destinés à les accueillir furent installés en Italie et en Provence orientale. Le château des Villeneuve, confisqué comme bien national, fut l’un des leurs dès 1793. Mais ce ne fut qu’à partir de 1794, ordre daté du quartier général de Nice (18 mai) et contresigné par Robespierre le jeune (frère de l’homme de la Terreur) alors représentant du peuple aux armées, qu’il reçut les premiers soldats.
Notre journaliste, en bon professionnel, prépare sa visite. Un de ses amis lui conseille : «avant de vous mettre en route, ayez soin de vous renseigner car les gens des Tourrettes semblent ignorer leur gloire passée. On cite souvent le cas du comte de Villeneuve-Bergemont descendant des anciens seigneurs du pays, à qui personne ne sut indiquer les restes du castel de ses ancêtres.» Une autre connaissance, férue d’histoire locale, lui précise qu’une rencontre avec monsieur Morris, l’archiviste des Alpes-Maritimes homme aimable et érudit, serait une source riche d’informations. Ce dernier, dans son amabilité, alla jusqu’à lui confier ses notes manuscrites sur l’histoire du château.
Il était temps de se mettre en route : «nos amis n’avaient pas exagéré, la route est une merveille. Une halte à Vence pour visiter l’antique église et boire à la charmante fontaine du Peyra… Soudain, à un tournant de route surplombant le lit d’un torrent asséché et comme embusquée derrière des contreforts de rochers noirs très étranges ressemblants à des croupes d’éléphants couchés dans des champs de cactus et d’aloès, apparaît un fouillis de maisonnettes étagées, de clochetons et de murs déchiquetés roussis par le soleil».
L’article se poursuit par la description de la place, plantée de trois beaux frênes et de douze ormeaux étêtés, où il croise quelques femmes en camisoles de couleur, la tête couverte de fichus et qui « ravaudent leur linge en faisant causette ». Il s’amuse de tous les enfants du village qui viennent lui faire escorte : «tous ces polissons, mon Dieu qu’ils sentent l’ail ». Enfin, il est sauvé par une « bonne vieille, robuste et criarde » qui s’interpose et les chasse. Il décide alors que cette Tourrettane sera son guide et il lui montre la carte postale qu’il vient d’acheter chez Monsieur Balthazar Teisseire, le marchand de tabac : «il est utile en voyage d’interroger les marchands de cartes postales ; on a la chance de rencontrer chez eux le renseignement cherché».
Notre journaliste et son guide, avancent, passent sous le porche, « suivent une ruelle ravinée » et ils arrivent devant un mur noir percé d’un grand porche. Pour traduire de façon poétique sa vision du bâtiment, il cite un vers de Victor Hugo dans Ruy Blas « plus délabré que Job et plus dur que Bragance »; mais il aurait pu pour conforter son propos donner le vers suivant « drapant sa gueuserie avec son arrogance ».
Le château impose sa présence sur le village mais sa décrépitude transpire de tous ses murs.
Le porche est dominé d’un écusson sur lequel on ne distingue plus de motif ; les vandales l’ont martelé à coups de massette en 1793. Des graminées et des giroflées y fleurissent et des pierres rustiques apparaissent là où le crépi est tombé souvent par plaques entières. Ils franchissent le porche et pénètrent dans ce qui fut la cour d’honneur. Quel spectacle !
Notre journaliste, toujours suivi de sa vieille tourrettane, est interpellé par le côté sordide de cette cour : « une aire défoncée, souillée de fumier où quelques poules cherchent pâture, une plaque boueuse où s’ébrouent des canards ». Ce cloaque, bouillon de culture pour les parasites, ne doit pas être une exception ; toutes les rues du village doivent aussi manquer d’hygiène et participer à la propagation des fièvres. La situation, plus d’un siècle auparavant, devait être encore pire et explique le nombre de décès de soldats important que l’on lit dans les registres de l’état-civil de la commune. Pour l’an IV de la République, par exemple, les décès sont de 4 pour le mois de frimaire et de 10 pour celui de nivôse. « L’an IV correspond à 1796, le mois de frimaire est le troisième mois du calendrier républicain (21 novembre au 20 décembre), nivôse le suit (21 décembre au 19 janvier).«
Des travaux avaient été diligentés sur ordre du quartier général de Nice pour accueillir les soldats malades. Le 12 thermidor an II Joseph Resonico, résidant à Vence, reçoit 9940 livres pour les travaux effectués. « 1794, onzième mois de l’année (19 juillet au 17 août) »
Le 11 vendémiaire an III Alexandre Maurel, menuisier de la commune de Vence, reçoit 4040 livres pour son travail. « 1795, premier mois (22 septembre au 21 octobre), en effet la date retenue pour le début de la 1ère république est le 22 septembre 1792 et le calendrier républicain en découle »
Mais revenons à la visite de notre reporter, il s’interroge : « comment découvrir les restes d’un château féodal dans cette masure aux vitres brisées, aux murs lépreux, aux planchers décarrelés ? ».
Il hésite, n’y a-t-il pas erreur ? Très vite son hésitation disparaît. Au fond du vestibule, «un hangar sordide» il distingue sur les murs des fragments de devises, des vestiges d’inscriptions, de fresques : des drapeaux, des trophées, une hache émergeant d’un reste de faisceau, des lauriers. Au-dessus de la porte d’une cave (il doit s’agir de celle située aujourd’hui à droite du bas-relief en bois, œuvre de Robert Roussil) est grossièrement dessinée une horloge.
Tout cela est trois quarts effacé, « mutilé balafré, griffé, usé par les coups de pierres des enfants et de timon des charrettes qu’y remisent les paysans ». Le déchiffrement est difficile, surtout que la lumière est tamisée au travers des vitres brisées par des rideaux de toiles d’araignées. Cette démarche s’avérerait presque impossible si «un octogénaire passionné par son Tourrettes ne lui avait pas confié ses notes prises il y a bien longtemps ». Il peut alors reconstituer en complétant les fragments encore visibles les devises tracées à partir de 1795 par quelques blessés de cette glorieuse armée d’Italie. Ils sont très républicains, très patriotes « voire même très bonnets rouges ».Ils ont en effet utilisé de nombreux symboles révolutionnaires : des bonnets phrygiens, des faisceaux de licteurs, des emblèmes à cocardes. On peut ainsi lire sous la voûte en entrant dans un cartouche entouré de lauriers : « La pratique des vertus n’appartient qu’à un peuple libre ». Un peu plus loin, encadrant un bonnet phrygien coiffant deux cornes d’abondance est inscrit « La Patrie vous doit cela ». A droite et à gauche d’autres devises et des emblèmes républicains habillent les murs du hall du château : « Rien ne résiste au vrai républicain, Précision et humanité voilà mon devoir, Surveillance et fidélité ».
Qui pouvait être cet amoureux de Tourrettes, un précurseur des Amis de Tourrettes et de notre association. Ses notes, rien n’interdit de rêver, dorment peut-être au fonds d’un meuble ou d’une malle et les retrouver serait comme la découverte d’un trésor fabuleux.